Cet été, une camarade attirait l’attention de la rédaction sur la tenue d’un cours dispensé par l’Université Populaire d’Amiens intitulé « Le gouvernement contre l’Etat ». Appelés sur d’autres fronts de luttes le jour même, ce n’est que grâce à la mise en ligne sur internet de cette conférence que nous avons pu en apprécier le contenu. Une partie conséquente de l’exposé est consacrée à l’anarchisme, avec pour volonté affichée de réhabiliter ce courant politique parce qu’il questionne le principe d’autorité. L’entreprise est dans l’ensemble sympathique, mais boit le bouillon au final. Décryptage…
En format vidéo, le discours de l’intervenant est entrecoupé de passages de documentaires, clips, films, etc. étayant la démonstration. C’est assez drôle, ça allège le propos. Mais ça dérape très vite. Pour souligner le fait que l’assimilation de l’anarchie au désordre est une construction du pouvoir bourgeois, un extrait d’une interview d’Etienne Chouard est introduit. Certes son intervention est intéressante, mais c’est faire fi un peu rapidement de sa complaisance à l’égard de l’extrême-droite. Ou comment tirer une balle dans le pied du voisin qu’on voudrait sauver !
Outre cette « faute de goût », il est dommage de n’avoir pas poussé davantage sur le concept d’« Etat ». Selon le conférencier, « l’Etat est l’ensemble des institutions qui servent à réguler la vie sociale », ce qui lui permet d’affirmer dans la foulée que l’anarchie est compatible avec l’Etat. Effectivement, à ce niveau tout n’est question que de définition…
Quitte à convoquer l’anarchisme pour évoquer la question de l’autorité, autant poursuivre vers celles de la légitimation et de la légitimité. Et quitte à citer quelques auteurs, pourquoi se priver d’un poids lourd en la matière ? Parmi d’autres réflexions, celle-ci, de Pierre Bourdieu, tirée de Sur l’Etat, ouvre bien des pistes : « Un certain nombre d’agents qui ont fait l’État, et se sont faits eux‑mêmes comme agents d’État en faisant l’État, ont dû faire l’État pour se faire détenteurs d’un pouvoir d’État » (p. 69, Éditions du Seuil, collection « Raisons d’agir »)
Mais ce n’est pas cette omission qui interpelle le plus. Ce qui plombe vraiment la séance c’est paradoxalement la mauvaise compréhension de l’anarchisme et de son histoire par l’orateur. D’un côté il proteste sincèrement contre les lois scélérates de 1894 – sans explicitement les nommer – et d’un autre il discrédite le mouvement anarchiste en le limitant, de manière répétée, à une composante individualiste mal comprise : le lien qu’il induit avec l’individualisme néolibéral est totalement insupportable, individualisme qui, en l’occurrence, s’articule sur une opposition stérile entre individu et société.
User de tels raccourcis, c’est ignorer complètement la richesse et l’histoire collective de l’anarchisme. Qu’en est-il des Pelloutier, Griffuelhes, Pouget, et de la CGT ? Quid de la Makhnovchtchina et de l’Espagne de 36 ? De l’IFA, de l’AIT, d’Anarkismo ? En quoi ces projets politiques d’émancipation collective passés et présents n’auraient pas été et ne seraient pas assez collectifs ?
C’est bien dommage !
L’université populaire a aussi pour raison d’être de permettre à celles et ceux qui savent mais qui n’ont pas la légitimité institutionnelle (d’Etat ?) pour professer de se réapproprier la parole et la possibilité de partager leur savoir sans que quelqu’un parle à leur place. Les anars de tous poils ne manquent pas à Amiens, qu’ils soient organisés ou non. Ça n’aurait pas été bien difficile d’en dégoter quelques spécimens pour échanger avec eux sur les perspectives de luttes collectives autour d’une bière et de cacahuètes.
Bernoine