Écrivains, correcteurs, éditeurs, libraires, lecteurs… camarades, amis, amants, parents, enfants, enseignants… républicains, monarchistes, fascistes, communistes, anarchistes, syndicalistes, ouvriers, patrons : ce sont les relations d’interdépendance entre les individus qui établissent la société. Son étiolement résulte du déséquilibre dans ces rapports, par le maintien de hiérarchies.
En fonction des objectifs que se donnent les groupes humains, le principe de subordination y est inégalement questionné voire admis comme allant de soi.
Certains groupes se revendiquant libertaires estiment pouvoir faire l’économie de réflexions collectives quant à leur manière de fonctionner au nom de la « souplesse », du « besoin de réactivité »…
Bien que critiquant le système hiérarchique des partis politiques, les structures associatives de contre-pouvoir, non motivées par des enjeux strictement électoraux, ne sont pas davantage exemptes de postures autoritaires en leur sein. Et il en va du même risque dans les communautés qui expérimentent des modes de vie alternatifs, dans les squats qui sont des zones de survie et de résistance, ou dans les collectifs, méta-structures mutualisant les expériences, les réflexions et les moyens. Que ces organisations aient comme postulat la volonté de peser socialement ou qu’elles réinventent un entre-soi communautaire, le développement d’une autorité n’est pas nécessairement le résultat d’actions ostensibles : du charisme, une plus grande disponibilité, la maîtrise de certains savoir-faire, les relations d’interdépendance affective et/ou économique amènent un glissement conscient ou inconscient vers la monopolisation des prises de décisions.
L’accumulation du capital militant, lié à l’ancienneté et aux différences de temps à engager, se compose d’une bonne connaissance du « milieu », des réseaux et d’une certaine technicité (de l’aisance à s’exprimer publiquement à la rédaction de tracts en passant par le jardinage…). Ce capital donne plus de légitimité et permet dans les débats d’emporter la conviction à moindre coût. En tant que forme d’autorité sociale, il pose la question de la domination charismatique au sein des groupes. Le charisme correspond à un ensemble de qualités extraordinaires imputées à un individu. En réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que de la reconnaissance dévote par les autres membres de ces compétences accumulées.
Réfléchir à la production de principes de fonctionnement d’un groupe est en soi un travail révolutionnaire. Sans quelques principes de base atténuant les dominations en les contrôlant, toute communauté basculera vers des pratiques autoritaires : la confiance, la pertinence des analyses et des actions produites ne garantissent rien, même en cas de libre association. Certes l’institution d’un bureau avec un président, trois vice-présidents, cinq secrétaires plus un trésorier, le tout régi par des statuts de soixante pages, est rarement utile. Il ne s’agit pas non plus de produire un kit d’us et coutumes à appliquer mécaniquement pour obtenir un label de bonne conduite collective : le dogmatisme est aussi un piège.
Néanmoins un certain nombre d’outils ont été pensés pour éviter l’instauration d’un leadership. La planification en commun des temps collectifs limite les manipulations du calendrier, les ordres du jour préviennent le sabotage des réunions par des discussions byzantines, l’instauration des tours de parole assure à chacun la possibilité de s’exprimer, jugulant ainsi la confiscation de la parole, et la rotation des mandats et des tâches réduit l’accaparement des savoir-faire.
Seule une attention collective constante au rapport de pouvoir évite le développement d’un système hiérarchique latent. De plus, il en résulte une transparence dans les règles du jeu qui assure aux nouveaux arrivants une participation équitable.
Des idées fielleuses, souvent résultat de contresens et de méconnaissance, sont ponctuellement véhiculées à l’encontre d’anarchistes qui, s’associant librement (en fédérations ou localement), essayent d’instituer un pacte collectif à cette occasion. Loin de vouloir instaurer un appareil bureaucratique, imaginer de nouveaux rapports sociaux, en déconstruisant avec assiduité le ça-va-de-soi, constitue le premier pas vers la liberté. C’est pourquoi le projet libertaire, aux travers de ces différentes expérimentations, doit poser comme priorité la dilution maximale de l’autorité.
Bernoine